Producteur précieux, Agoria s'avance sur la scène électronique française en héritier des barons techno américains et allemands et du parrain français Laurent Garnier. A l'écart des bras levés et des recettes tapageuses de l'electro parisienne, Sébastien Devaud dessine sa route dans le monde de la nuit comme un diamant sur le sillon du vinyle: avec la régularité du beat techno et l'éclectisme du savant.
Des philosophies du dancefloor, il retient l'hédonisme festif, la rondeur des basses, la moiteur de la house et la langueur des boucles rêveuses. Sur son 4e long format, un «Impermanence» qui fera pourtant date, il se réfère aussi aux doctrines organiques, interrogeant les voix, le piano ou les cordes classiques dans un syncrétisme moderne qui convertirait les plus grands infidèles à la religion techno. L'érudit lyonnais nous a dispensé ses théories durant une demi-heure cynique et très lucide sur le monde du disque. Conseils musique et... bouquins.
Interview:
Julien RENSONNET
Première surprise, une balade en ouverture. Un choix osé pour le premier morceau d'un disque techno. Avec cette complainte chantée par la jeune Kid A, n'as tu pas peur de rebuter ton public?
Je veux surprendre, empêcher les idées préconçues. Mes auditeurs n'ont pas trop d'attente je crois, pas d'idées préconçues. Depuis que j'ai collaboré avec Tricky, ils savent que «ce jeune artiste impétueux se moque des étiquettes» (rires). Au début de ma carrière, c'était plus difficile. Mais il faut arrêter avec les clichés: le public est super alerte et éduqué.
N'empêche, tu as un côté intello...
Je n'aime pas le mot car il comporte un côté péjoratif qui ne m'est pas agréable. Je préfère le mot «littéraire». Je le dois à Camille, la chanteuse française avec qui je partageait l'antenne il y a quelques jours sur France Inter. Elle m'a dit: «ouh là, vous êtes bien littéraire pour un DJ. C'est louche...» (re rires).
Impermanence Teaser (edit by M.Foudre) by AGORIA
Ceci dit, violon, chant aérien, dans la techno, c'est pas courant. Alors, intello?
Parfois, certains pensent que ce type de choix rend la musique inaccessible. Ou lui en donne l'air. Le problème c'est que les oreilles n'ont pas toute l'habitude pour le pointu, qui génère une certaine crainte. Je dirais que je compose une musique accessible mais qui plait aux gens exigeants.
C'est clair que je ne joue pas dans la turbine et ses grosses distorsions. Je plais sans doute à un autre public, avec un mélange de moments festifs et de finesse. Ceci dit la scène est vaste, il y a de la place. Même pour le fan de son plus facile, ce «boum boum» à faire danser béatement sur des musiques de merde. Dont j'était, petit! Heureusement, depuis 5 ou 6 ans, on revient vers la recherche des fondamentaux house et techno. Le cycle revient vers une musique plus maximale après l'aridité minimale.
Sur ton précédent disque (la BO du film Go Fast), tu collaborais avec ta maman, chanteuse classique. Sur ce nouvel album, tu as engagé Carl Craig, qui est un peu le père de la techno. Alors, c'est qui le plus sévère: papa ou maman?
(Rires) Avec maman, y avait rien de prévu. Elle s'est pointée chez moi à 2h du mat alors que je bossais sur le disque et on a improvisé un enregistrement. Avec Carl Craig, c'était facile aussi. Je lui ai envoyé des morceaux avec l'instruction d'y poser sa voix. En fait, après une discussion avec lui au resto, j'étais bercé par sa voix, son ton, sa façon de parler. Je voulais donc de lui autre chose qu'un remix. Il m'a alors envoyé ces paroles un brin salaces.
Il t'a en quelque sorte adoubé, non?
Ce que j'aime avec Carl Craig ou Garnier, c'est qu'ils sont des passeurs. Ils transmettent leurs passions et leurs valeurs. Je me suis retrouvé dans sa démarche avec le festival Les Nuits Sonores que j'ai monté à Lyon ou mon label InFiné. Avec les artistes signés, Francesco Tristano, Aufgang, Rone, Arendel..., on essaye de développer et d'explorer, de faire éclater les frontière, de faire émerger des créations différentes de ce que l'on veut d'habitude. On soigne, on peaufine, on espère que l'auditeur prendra le temps de passer vers quelque chose qui semble inaccessible.
Une démarche courageuse et volontariste à une époque où les labels peinent parfois à exister...
Je refuse d'aller vers le populisme. Les majors et les labels ont toujours l'impression de savoir ce que le public veut. Or, je crois profondément qu'un label est là pour suggérer. D'autant plus à l'époque du web, le public manifeste un intense désir de découvrir. InFiné ne sera jamais le label démago qui sort sans arrêt la même chose.
Tu défends la même approche éclectique sur ton album...
La multiplicité et l'éclectisme ont toujours été en moi. Je voulais un disque homogène, fluide. Il peut se danser: j'ai testé certains morceaux dans des soirées extatiques. On peut aussi l'écouter dans l'intimité domestique. Et puis, je déteste refaire trois fois la même chose.
Malgré cela, le son techno américain y prédomine.
Je reviens à mes débuts, à la musique de Carl Craig et de Chicago que j'écoutais quand j'étais ado, avant que cette musique ne soit «vulgarisée», pas dans le sens péjoratif mais dans le sens de «rendu accessible à tous». Quand on écoute Model 500, projet fondateur de Juan Atkins, on retrouve ses sons dans la drum'n'bass, le dubstep, la jungle, la techno, la house... Idem pour la french touch des années 90, vulgarisée et partout aujourd'hui.
Tu l'appelles «Impermanence» mais tu y reviens pourtant à une certaine permanence de l'esthétique techno.
Le terme vient de la philosophie d'Héraclite et rappelle aussi une notion bouddhiste qui dit à peu près ceci: «la rivière est toujours identique même si ce n'est jamais la même eau qui y coule. Elle se renouvelle mais persiste. Selon moi, le concept colle à la notion de musique répétitive telle que définie par Steve Reich sur «Four Organs». Il y intercalait les mêmes séquences à intervalles régulier comme base de son morceau.
Tu gardes la réputation d'un solide DJ. Quelle est encore la place du véritable DJ dans les festivals actuels, sachant que les programmateurs privilégient souvent des producteurs aux morceaux emblématiques aux virtuoses des platines qui n'ont aucun morceau en radio ou sur disque?
Les artistes qui sortent des disques sont plus médiatiques et plus vendeurs. Mais je pense que cette tendance va s'achever: les gens recommence à sortir sans savoir ce qu'ils vont écouter, comme moi il y a 15 ans avec mon excitation naïve. Ainsi, un mec comme Seth Troxler gagne peu à peu en notoriété.
Heart Beating RMX Teaser by AGORIA
Après ton CD mixé pour Balance, tu sors bientôt une nouvelle plaque pour la prestigieuse série Fabric. Comment ça se prépare?
C'est une très bonne nouvelle. Du fait des attentes générées, je le voulais différent. Plus question d'éclatement comme sur Balance, où il y a plus de 60 morceaux, dont certains, utilisés avec l'aval de leurs auteurs, ne sont pour raisons financières même pas crédités. Ici, je témoignerai de mon amour pour la scène techno et club dans un vrai panorama de genres.
Que lit un DJ «intello»?
(Rires) Ah ben là je viens de lâcher «Des Éclairs» de Jean Echenoz, roman sur la vie de l'inventeur Nikola Tesla. On lui doit beaucoup: le radar, le sonar, la climatologie... Il déclenchait même des orages pour les étudier. Un mec génial. Davantage que Einstein, aujourd'hui remis en cause alors que Tesla a été pillé par le FBI. Passionnant. J'ai aussi lu et relu «Noon Moon» de Percy Kemp, digne descendant de «1984» d'Orwell, rempli d'enjeux géopolitiques post-11 Septembre. Génial.
Et un DJ «intello», ça danse encore?
Bien sûr! Heureusement! Derrière les platines, ce n'est pas incompatible. Et de l'autre côté non plus!
i - Agoria, "Impermanence", InFiné/NEWS
i - Agoria se produira aux Ardentes de Liège, le 8 juillet
@ - http://www.myspace.com/agoriagoria
@ - http://www.fabriclondon.com/store/fabric-57.html
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