Rarement on en a pris autant dans la vue et l’ouïe que ce lundi à l’AB. Pourtant, le dispositif scénique d’Alva Noto et Ryuichi Sakamoto défiait jusqu’au Mime Marceau : un piano, une tablette à machines et un écran de LED tout plat tapissant une scène drapée de noir. De quoi sans doute s’assortir au public plus âgé et plus habillé qu’à l’habitude d’une AB complète dans sa configuration théâtre malgré un prix s’approchant des tarifs d’opéras. Une AB où la moquette épaisse remplaçait le tapis de gobelets de plastiques, interdits à l’entrée…
C’est sans doute cet écran, d’abord, qui impressionne. Relié de façon sonique aux instruments, il répercute sur sa surface de 15m sur 2 chaque impulsion donnée par les musiciens. Chaque touche enfoncée par Sakamoto génère une réaction visuelle, chaque craquement produit par Alva Noto génère une réaction visuelle. Cela peu aller d’un simple point lumineux défilant sur l’écran à l’onde de choc qui se propage, mais cela se perçoit aussi par de progressives évolutions chromatiques, des vibrations électroniques qui étoffent les impulsions du piano, des changements d’angles et de textures ou de discrets clignotements. Une installation hypnotique et terriblement au point.
A l’oreille, l’adéquation, la symbiose parfaite entre le pianiste et le producteur techno atteint son apogée. Collaborant depuis 2002, le Japonais Ryuichi Sakamoto et l’Allemand Carsten Nicolaï viennent de sortir leur 6e album commun, l’intelligemment nommé «summvs» (qui combine les latins «summa», ‘ensemble’, et «versus», ‘opposé’, traditionnellement abrégé «vs» en anglais).
Musicalement, il ne s’agit que de ça: une mise en scène clinique de la théorie des contraires qui s’attirent et se complètent. Le piano est l’unique prise de l’auditeur avec la vie organique ou presque, tant l’électronique confine à l’abstraction. Le clavier épouse les machines, les rassure, les anime. Cette musique subjuguante, écrasante et pourtant libératrice, s’insinue dans les oreilles, s’allie aux visuels, impose sa volonté, transforme celui qui la vit, venin pénétrant au plus profond des sens. Le disque ne clôt-il pas une série dont les initiales forment le mot «virus»… ?
Tout au long du concert, on hésite entre angoisse incontrôlable et torpeur hypnotique. On se projette d’un film d’horreur de Hideo Nakata à la BO stridente aux scènes de vie oniriques des Studios Ghibli. On bondit des influences les plus chaudes du répertoire classique aux abstractions les plus minimales de la techno de Berlin. En résonance aux craquements, aux battements sourds, aux bourdonnements, aux feulements, le cœur bat de cette pulsion primale qui habite nos émotions les plus animales. Et on s’étonne que cette musique si intellectuelle, si abstraite, soit capable de nous remuer à ce point.
Depuis ses machines, Alva Noto enfante du bruit, des sons. Il génère le bip clinique des oscilloscopes médicaux, les froissements des draps désertés trop vite, les ronronnements rassurants des moteurs de frigos, les interférences de ces radios refusant de capter, le grincement de la neige sous les pieds, le feulement des trains qui freinent, le chuintement de la douche après le sexe rémunéré. Il invoque l’infiniment grand, les satellites et leurs automatismes inquiétants. Il débusque l’infiniment petit, le sang qui pulse dans nos veines, les bacilles s’emparant de nous. Il recrée l’impensable, l’accident nucléaire, le bourdonnement sismique.
Face à lui, Sakamoto lutte pour faire épouser à son piano la dimension humaine. Même si les machines tentent sans arrêt de le lui désaccorder. Il lui impose sa volonté, le calme en le caressant, nous offre ses nappes, ses mélodies que Noto nous refuse obstinément (sauf sur cette reprise de «By The River», de Brian Eno). Il se lève parfois, domptant ses cordes, les pinçant pour les forcer à se rebeller. Avec les
Julien RENSONNET
i - Alva Noto & Ryuichi Sakamoto, «summvs», Raster-Noton/NEWS
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